Le fleuron des jouets argentins
À la fin du 19e siècle, la fabrication de jouets en Amérique du Sud était pratiquement inexistante. Seuls l’Argentine et le Brésil avaient entamé leur processus d’industrialisation. Compte tenu de la rareté de l’offre locale, les grands magasins et bazars sud-américains étaient approvisionnés en jouets importés, principalement d’Allemagne et, parfois, d’Angleterre et de France.
Les jouets anonymes d’Amérique du Sud
L’avènement de la Première Guerre mondiale a temporairement modifié le paysage. L’embargo allié sur les jouets allemands et l’insécurité du trafic maritime ont affecté l’approvisionnement des magasins, qui épuisaient leur stock année après année. Pour que leurs vitrines ne restent pas vides, les revendeurs ont commandé aux quelques ateliers de jouets et artisans leurs meilleures créations dénuées de toute référence ou identification nationale pour ne pas nuire aux importations lorsque celles-ci reprendraient après le conflit.
Avec la reprise des importations dans les années 1920, les quelques fabricants de la région n’ont d’autre choix que de satisfaire les segments de la population les moins aisés. Il ne restait plus de place que pour les jouets en bois, c’est pourquoi de nombreux charpentiers et ébénistes sud-américains se sont spécialisés dans ce domaine.
Du bois à la tôle lithographiée
Au cours de ces années, en Argentine et par stratégie publicitaire, plusieurs entreprises du secteur alimentaire ont mandaté des ateliers métallurgiques tels que Bunge & Born à Buenos Aires pour produire des récipients en tôle lithographiée, qui pourraient ensuite servir de jouets : petits seaux, petits tambours, petites troncs, etc. Cette politique de promotion a également ouvert la porte à la fabrication de jouets en tôle simples tels que criquets, hochets, sifflets, tirelires et yoyos.
L’histoire des jouets Matarazzo
Au cours des années 1930, l’Argentine retrouvait le niveau économique et financier qu’elle avait en 1929, au début de la crise mondiale. Progressivement, les ressources agricoles ont été complétées par un processus d’industrialisation qui visait clairement l’autosuffisance dans le domaine des biens de consommation. C’est dans ce contexte complexe qu’en 1933 a émergé une entreprise qui reste un modèle unique de réussite dans l’industrie du jouet argentine et qui perdura pendant près de trente ans : C. Matarazzo y Cía.
Une aventure familiale et industrielle
L’homme d’affaires italien Costabile Matarazzo (1874-1948) et trois de ses fils ont fondé une usine de jouets dans le quartier Villa Devoto à Buenos Aires. Cette entreprise innovante dans le pays était basée sur l’expérience de son neveu “Ciccillo” avec la Metalúrgica Matarazzo (Metalma), une firme qui faisait partie de l’emporium industriel créé par son frère aîné, le comte italien Francesco Matarazzo, à São Paulo au Brésil. L’usine était équipée de machines importées d’Allemagne et environ 200 personnes y travaillaient, dont certaines étaient venues spécialement d’Europe pour aider au démarrage des activités. Toutefois, les installations se sont rapidement avérées insuffisantes pour le volume de production qui dépassait largement les trois mille jouets par jour.
L’essor dans un contexte de pénurie
Avec le début de la Seconde Guerre mondiale, les détaillants argentins qui ne recevaient plus de jouets d’Allemagne ou de Grande-Bretagne voyaient leurs stocks s’épuiser à la veille de Noël 1939. Les importations en provenance du Japon et des États-Unis palliaient partiellement la pénurie, jusqu’à ce que les deux pays entrent en conflit à la fin de 1941. En 1942, C. Matarazzo y Cía. inaugure son nouveau siège social au 5666 avenue Corrientes.
5000 jouets par jour sortiront alors des chaînes pour satisfaire non seulement la demande locale mais aussi régionale. Des dépositaires s’établissent dans presque toute l’Amérique latine et un bureau s’ouvre à New York. Ce développement à l’export, profitant des restrictions matérielles causées par la guerre, a permis de : “C’est un effort de plus de C. Matarazzo pour faire connaître à l’étranger la plus grande fabrique de jouets d’Amérique du Sud.”
La politisation du jouet et le déclin
En 1946, Juan Domingo Perón (1885-1974), accède à la présidence et établit en Argentine une économie fermée efficacement renforcée par des politiques de protection sociale, qui comprenaient la distribution gratuite de jouets aux enfants de familles pauvres. A partir de juillet 1948, Eva Perón, l’épouse du président, se chargera de cette sorte de politisation de l’enfance, via la fondation qui portera son nom. Costabile Matarazzo décèdera un mois plus tard, laissant à ses fils une entreprise au zénith de cet âge d’or du jouet argentin.
En cette période d’après-guerre, le retour des concurrents étrangers (allemand et japonnais en particulier), l’adoption définitive du plastique dans la production de jouets et la situation politique instable en Argentine générée par la chute du gouvernement péroniste en 1955, ont annoncé la fin d’une époque brève mais intensément productive. En 1961, C. Matarazzo SA disparaît des guides industriels et des publications spécialisées et, un an plus tard, les actifs de l’entreprise sont vendus pour financer la construction et l’équipement de l’usine de pâtes alimentaires, inaugurée en 1964.
Évolution de la production des jouets Matarazzo
Les jouets Matarazzo n’avaient rien à envier à leurs homologues importés et étaient les piliers du processus de substitution des importations entrepris par l’industrie locale. Dès ses débuts, en 1933, l’entreprise a publié plusieurs catalogues qui proposaient près d’une centaine de jouets en tôle lithographiée, avec ou sans mécanisme, aux matrices et dessins très élaborés, inspirés de ceux produits en Europe à cette époque. À l’exception de deux ou trois modèles répliqués probablement sans licence, tous les jouets ont été fabriqués à partir de moules originaux.
Une série économique pour tous
Bien que le prix de détail de la plupart des jouets de la marque était élevé, il existait la Série B, une production économique basée sur le concept de Penny-Toy. Ces jouets bon marché, au design très simple, étaient vendus au prix de deux magazines illustrés pour la jeunesse. Ils étaient accessibles à tous dans les bazars.
La plupart des matrices ont été conçues entre les années 1930 et 1940, répondant au design et à l’esthétique de l’époque, mais, à partir de 1944, il y a eu des changements dans la présentation de nombreux modèles.
Les mêmes moules étaient utilisés, mais les finitions et les couleurs des lithographies ont divergé, passant d’un décor sobre et réaliste à un décor plus attractif. Les couleurs vives qui prédominaient et les détails qui produisaient l’illusion du volume furent simplifiés. Dans cette “économie graphique”, la lithographie des pneus Goodyear ou Firestone des véhicules a été progressivement remplacée par des couleurs unies ou des vernis.
Vitesse et modernité
Dans la période 1955-1959, compte tenu du stock énorme, la production a nettement diminué et peu de nouveaux modèles ont été introduits. Seule ressortait la voiture de course “Rayo”, avec son conducteur en composition — à la manière des jouets allemands —, qui empêchait de dormir la nuit les enfants admirateurs de Fangio.
S’ajoutaient au plateau : un quadrimoteur rappelant le Douglas DC-6 ; une grande locomotive aérodynamique remaniée à partir d’une ancienne matrice également marquée “Rayo” ; une voiture décapotable ; le train aérodynamique “Cometa” ; une cuisinière à gaz pour “moderniser” le jeu des filles ; un tracteur à pneus en caoutchouc pour les amoureux de la campagne argentine ; le “Patito Caminador” (Caneton marcheur) et l’imposant “Vuelta al Mundo” (Grand Roue) avec quelques personnages de Walt Disney (sans licence).
Malgré cette réduction, la présentation des jouets s’améliora et le simple carton brut ou ondulé des boîtes fut agrémenté de lithographies de couleurs vives, avec des illustrations précises de la pièce qu’elles contenaient. Cependant, ces modèles sont devenus complètement obsolètes par rapport aux nouvelles créations allemandes et japonaises qui arrivaient sur le marché à des prix très attractifs. Néanmoins, il n’était pas rare de trouver des jouets Matarazzo à vendre jusque à la fin des années 1960. Aujourd’hui, ces jouets attrayants, fruit de la créativité et de l’ingéniosité industrielle des Européens et des Argentins d’autrefois, témoignent d’une certaine époque. Ils sont également très appréciés des collectionneurs du monde entier, bien qu’ils soient peu connus.
Estimations : Les jouets argentins Matarazzo en bon état ne sont pas faciles à trouver. Les collectionneurs argentins et étrangers les recherchent via les sites de ventes en ligne où les prix suivants ont été relevés : un avion Air France ou une moto simple coûtent entre 1500 et 2000 € ; un bolide de course 2500 à 3000 € ; 1000 à 1300 € pour un camion citerne YPF ou une voiture de course Rayo, 4000 à 5000 € selon l’état pour une moto avec side-car.
Diego M. Lascano
Auteur
Biblio
Jouets en tôle argentins Matarazzo, par Diego M. Lascano et Daniel Sudalsky, Éditions Pictoria, Buenos Aires, 2005 (bilingue anglais-espagnol).
Juguetes uruguayos 1910-1960, par Diego M. Lascano, Éditions Pictoria, Montevideo, 2004.
Juguetes Argentinos de Hojalata (Jouets en tôle argentins) 1900-1970, par Diego M. Lascano et Daniel Sudalsky, Éditions Pictoria, Buenos Aires, 2023 (bilingue espagnol-anglais).
© Photos et texte Diego M. Lascano.